La Maçonnerie Traditionnelle Libre en notre temps
état, questions, perspectives
Par Roger Dachez, 2017
Ce que nous appelons « La Maçonnerie Traditionnelle Libre » est un concept officiellement formulé peu après la fondation de la Loge Nationale Française et dans le cadre des travaux qui aboutiront à la rédaction du Rite Français Traditionnel, il y a une cinquantaine d’années et très exactement en 1969.
Il importe, si on veut la comprendre, de replacer cette naissance dans son contexte. Dans les années 1950-1960 la Franc-maçonnerie française, monde complexe s’il en est, vit une période difficile : elle a perdu les 2/3 de ses effectifs d’avant-guerre, elle est ignorante de sa tradition et, pour couronner le tout, elle donne, d’elle-même une image particulièrement déplorable, toujours engluée dans la politique.
C’est dans une pareille Maçonnerie que quelques frères emmenés par René Guilly, initié en 1951, pressentant qu’elle est autre chose qu’une annexe des partis, se lancent à la recherche de son contenu propre, de sa tradition. Bientôt, en 1955, est fondée la Loge « Du Devoir et de la Raison » (GODF), berceau de ce travail prémisse du futur Rite Français Traditionnel et du concept de Maçonnerie Traditionnelle Libre. C’est dans les services d’archives, les musées, et autres lieux qu’un trésor documentaire intact est peu à peu mis à jour et que le patrimoine maçonnique français est restitué.
En 1968 est créée la Loge Nationale Française. Pourquoi ? Les frères fondateurs de cette fédération, comme on aime à dire, avaient trop soufferts de l’indifférence, de l’incompréhension, des pesanteurs et pour tout dire de l’hostilité des appareils obédientiels quels qu’ils soient pour qu’ils passent encore une fois sous leurs fourches caudines. Et de fait, dès janvier 1969, la LNF adopte la Charte de la Maçonnerie Traditionnelle Libre.
Qu’est-ce donc ? Ce concept repose sur la conviction et le fait qu’il y a dans la tradition maçonnique quelque chose d’essentiel, des enseignements, des clefs à découvrir, à mettre en pratique, à vivre. Et pour rechercher cette tradition, seul un travail de restitution suivant les méthodes académiques d’études pratiques des documents, en toute liberté –et surtout vis-à-vis des obédiences- est adéquat. La science maçonnique ne consiste pas à vouloir démontrer par tous les moyens des présupposés obédientiels ou autres mais à essayer de présenter des théories explicatives à partir d’un donné documentaire. Et ces théories évoluent en fonction de la recherche. Ce faisant, ces frères retrouvaient la fraîcheur, l’innovation, la liberté de la Maçonnerie de la première moitié du XVIIIe siècle, son âge d’or.
Liberté donc. Mais pour quel usage ? La Liberté, en matière de recherche, ne peut se concevoir qu’avec des règles, une méthode que nous nommons la double démarche :
D’une part, la Maçonnerie consiste à mettre en œuvre et vivre les rites et cérémonies maçonniques. C’est un territoire gigantesque à découvrir.
D’autre part et dans le même temps, il importe de prendre du recul sur ce que l’on fait par le biais de l’étude et de la recherche. Ce travail, cette connaissance sont nécessaires pour se prémunir de la fantaisie délirante et nourrir une action intelligente.
Concrètement, au sein de la LNF, cette double démarche s’exprime par des loges de plein exercice et des loges d’études et de recherches. Cette méthode est donc au centre du concept de Maçonnerie Traditionnelle Libre.
Aujourd’hui, après presque 50 années d’effort et de pratique, la LNF vit une situation paradoxale. D’un côté elle est restée une toute petite fédération fragile en nombre et en revenus financiers, d’un autre côté elle est parée d’une autorité morale certaine et reconnue finalement par tous. L’exemple des débats récents sur la « régularité » -sujet Ô combien polémique- l’illustre parfaitement. Et dans un monde maçonnique peut-être moins tourmenté que par le passé, les Frères de la LNF y vivent une expérience plutôt sereine qui demande cependant une grande implication mais qui montre surtout que le pari un peu fou de la fin des années 1960 est viable et porteur d’avenir.
Cet avenir n’est pourtant pas un long fleuve tranquille car la Maçonnerie Traditionnelle Libre a des exigences difficiles.
La première est la référence obligatoire à la transcendance, à Dieu. C’est le fondement même de ce concept. Or dans notre pays sécularisé tout ce qui touche à Dieu, à la religion, a la vertu d’hérisser le poil et d’annihiler toute capacité à réfléchir posément.
La deuxième difficulté est la double démarche elle-même. Travailler sur les rituels et les cérémonies maçonniques selon la méthode académique (contextualisation et critique des documents) est un travail intellectuel qui demande une formation. On ne s’improvise pas chercheur et cela ne sert à rien de se voiler la face. Or sans cette recherche permanente la Maçonnerie Traditionnelle Libre ne serait bientôt plus.
Mais ne soyons ni pessimistes ni nostalgiques. Nous pouvons vivre notre Maçonnerie simplement, sans arrogance mais sérieusement que ce soit dans nos loges de plein exercice ou dans nos loges d’études où tout un chacun peut s’instruire.
Et n’oublions jamais que la Providence agit quand elle veut et que le souffle et la lumière seront au rendez-vous.
Discussion :
Les frères notent qu’il existe un certain anti-intellectualisme dans la Maçonnerie française où la recherche académique n’a pas sa place. Cela ne favorise pas, bien sûr, l’acquisition d’une culture maçonnique pourtant indispensable. Nos frères anglais essayent de favoriser cette formation par un système de mentoring, d’encadrement. Tout le monde peut y participer et si ce n’est pas obligatoire pour être un bon Maçon, l’institution - les obédiences- doivent respecter ce travail et non le dénigrer. Il en est de même pour les loges d’études académiques. Elles seront toujours animées par un petit noyau de frères mais ce travail –et c’est l’objet de la Maçonnerie- est mis à la disposition de tous, inspire l’évolution et le fonctionnement de l’ordre tout en structurant la vie maçonnique individuelle et collective.
Pour poursuivre la réflexion :
Lire la Charte de la Maçonnerie Traditionnelle Libre.
Ce sujet a été abordé de nombreuses fois dans notre loge, dans les loges de la fédération et autres instances. Signalons particulièrement le 6e séminaire (2001) consacré à ce sujet et publié in La Truelle Numérique n° 7, mars 2002 ; le 7e séminaire (2002) sur le thème « Les 3 défis de la Maçonnerie Traditionnelle Libre au XXIe siècle » publié in La Truelle Numérique n° 8, mars 2002 ; le séminaire de 2010 sur le thème « Sens et signification de l’article premier de la Charte à la lumière du contexte historique et de la volonté de René Guilly en 1969 ».